dimanche 15 mars 2009

Vous lisez la tête en bas, désolé. Roman suite.

CINQ

Hip était troublé par l’histoire du fils de madame Delange. Comment pouvait-on partir un jour pour ne jamais revenir ? Si elle n’avait plus de nouvelle de lui depuis trente ans, cela pouvait aussi signifier qu’il était mort, sans qu’elle le sache. Ou bien vivait-il au bout du monde, amnésique, loin de son passé ? La police ne faisait-elle pas des enquêtes pour retrouver les personnes disparues ? Et avait-on le droit d’abandonner une vieille mère ? Un père pouvait-il chasser son fils de la maison pour une bête histoire de vol dans un tiroir caisse ? A toutes ces questions, le garçon ne possédait pas de réponse.
La musique de ses pas se fondait dans le brouhaha du centre ville.

Ses parents n’étaient pas là. C’était la Générale de Tosca ce soir. Sa mère avait toutefois pensé à remplir le mini frigo de la chambre. Malgré ses absences répétées, Delphine tenait à incarner la mère parfaite. Pour Hip, c’était chaque fois un grand bonheur de composer son menu plateau repas/chaine câblée. Depuis tout petit, il avait appris à attendre ses parents le soir. C’était même quelque chose de très habituel. Il n’avait jamais eu peur seul à l’hôtel. Il savait qu’en cas de souci, il pouvait descendre à la réception.
Le problème des chaines hotelières, c’était la déco impersonnelle des chambres. Hip aurait aimé accrocher des posters ci et là, des photos. Il aurait aimé s’asseoir sur un vieux coffre à jouets, ouvrir des tiroirs remplis de choses inutiles, mettre la main sur d’anciens tee-shirts enfouis au fond d’un placard. Ses seuls meubles étaient une valise et un sac. Le strict nécessaire, kit de voyage ad hoc qui, compilé avec celui de ses parents, devait impérativement tenir dans le coffre d’un taxi normal, c'est-à-dire une voiture, et non pas une camionnette.


La télé peinait à accaparer son attention. Hip pensait à ce texte de fiction qu’il devait écrire comme à un rendez-vous chez le dentiste. Il aurait voulu l’oublier, le repousser très loin, mais il se sentait enchaîné à ce devoir. Il se rendit compte qu’il n’avait pas cessé de ruminer cette question et que quelque chose lui pesait. Il avait lu assez de livres pour savoir qu’il était loin d’être insensible à la littérature, bien au contraire. Passé l’instant où il avait été séduit par le projet, il s’était rendu compte que c’était très difficile. Dans sa tête, bien sûr, il avait déjà écrit un tas de livres inachevés, des histoires qui se répondaient. Mais souvent, à la place des mots, il entendait une musique, et c’est alors vers cette dernière qu’il allait, non par facilité, mais parce qu’il avait appris le solfège et qu’il était capable de retranscrire ses émotions, d’écrire plusieurs voix superposées simplement parce que l’harmonie lui procurait du plaisir, un peu comme lorsque le chocolat entrait en contact avec ses papilles. Hip avait déjà rempli des tas de carnets de portées. Sa musique intime. Mais avec le Français, la langue écrite, c’était une autre histoire.
Certains tenaient un journal intime. Le garçon les enviait pour cette faculté d’exprimer des sentiments secrets. Devant une carte postale, il avait du mal à trouver les mots. Des mots justes, exprimant au plus juste ses sentiments. Mais sa pensée parvenait rarement à s’imprimer dans une phrase. Même si sa tête bouillonnait.
Il avait envie. Envie d’essayer. Ce n’était peut-être pas plus difficile que d’apprendre à monter sur un vélo. Il se disait aussi qu’un musicien devait savoir jouer des notes comme des mots, des points comme des silences, et que tout finirait un jour par se rejoindre.

Quelques minutes avant de faire son entrée sur scène, sa mère l’avait appelé pour lui demander si tout se passait bien. En réalité, Hip était en train de regarder la télé et il avait aussitôt baissé le son. Delphine lui avait demandé s’il avait pensé à manger. Il entendait au loin l’orchestre qui s’accordait dans la fosse, signe que le spectacle allait débuter. Elle lui avait dit qu’elle l’aimait et lui avait passé son père. Et Nicolas lui avait répété la même chose mais sur un ton moins dramatique.
Hip les imagina sur scène dans le duo de l’acte 2. En fermant les yeux, il pouvait les entendre chanter, vocaliser, l’un en face de l’autre, dans un tête-à-tête passionné.

Avec une règle, le garçon traça cinq lignes horizontales sur sa feuille de Français et accrocha une série de notes sur la portée musicale. Une mélodie tourbillonnait dans sa tête. Une musique chromatique que Hip transcrivit, suivant les méandres de son imagination sonore. C’était son père qui lui avait enseigné le solfège et la composition. Pourrait-il écrire une musique à la place d’un texte ? se demanda-t-il. La prof serait-elle capable de comprendre ? Il en doutait.
Il essaya d’imaginer une histoire, comme dans les livres, comme dans les films, une vraie histoire quoi, avec comme dirait la prof, un début, un milieu, et une fin. 1, 2, 3 !
Il chercha des images, une situation, en se plaçant lui-même dans le rôle principal, au centre de l’intrigue. Hip chassa une vague vision de chevalier de l’espace armé d’un laser. Puis il trouva ce profil d’homme en fuite, persécuté de toutes parts, obligé de se cacher pour échapper à ses poursuivants. Hippolyte en cavale, c’était un bon début, cela pourrait avoir lieu dans une époque indéfinie, intemporelle, au milieu de tout et de nulle part. Une sorte de monde hostile, militarisé, où les lois de la démocratie seraient bafouées, et où les libres-penseurs et artistes seraient brimés. Le garçon visualisa un vaste immeuble laissé à l’abandon, comme celui où habitait Marguerite Delange, à l’intérieur duquel il se cacherait tout en continuant d’exercer son art, la peinture. Oui, c’était cela. Le personnage serait peintre, sculpteur, contraint de fuir le régime en place et surtout la personnalité irascible d’un chef de milice friand d’arrestations injustes. Une sorte de tortionnaire, que Hip surnomma aussitôt Scorpion. Scorpion, c’était excellent. Le garçon sentit une boule bienfaisante rouler à l’intérieur de son estomac, comme lorsqu’il parvenait à composer une belle mélodie. Il aimait ces moments où la création dépassait le cadre strict de la conscience. L’élaboration d’un texte n’était peut-être pas si éloignée de la composition musicale. Pour l’heure, l’histoire du peintre Hippolyte pourchassé par Scorpion n’existait que dans sa tête. La façon dont il s’y prendrait pour la raconter demeurait encore inconnue. Il fallait surtout trouver la première phrase…

Hip retourna à sa feuille blanche mais le stylo sembla peser une tonne dans ses doigts. Il n’avait plus d’encre également. Piètre excuse. Hip chercha en vain des cartouches dans sa trousse puid alluma son ordinateur. Une page apparut, moins terne qu’une feuille de papier. Bloqué devant le premier mot à écrire, le garçon tenta de se replonger dans son histoire. Ca n’allait pas. Il lui manquait quelque chose. Hippolyte le peintre n’allait pas rester éternellement caché dans son atelier. Il fallait que, d’une façon ou d’une autre, quelque chose survienne pour faire avancer l’histoire. Oui, mais quoi ? Une bagarre avec Scorpion ? Le garçon songea qu’un combat risquait d’être difficile à écrire. Comment restituer avec les mots toute la tension et l’énergie d’une rixe ? Il essaya mentalement de composer la musique d’un match de boxe. « Un coup à droite, suivi d’une attaque avec le genoux. Scorpion tombe à terre. Hip se jette sur lui sans s’apercevoir que l’autre lui tend un piège. Le chef de la milice se relève d’un bond et le peintre, déséquilibré, voit son offensive réduite à néant… »
Le garçon soupira, c’était nul. Non, pas de bagarre. Il eut subitement une illumination. Cela manquait d’amour ! Quelque chose entre le héros et une jeune femme qui lui rendrait visite en cachette. Elle s’appellerait Sophia. Excellent prénom. Mais pourquoi Sophia ? se demanda-t-il. Bon, et ensuite ? Elle vient le voir, et que se passe-t-il après ? L’histoire tournait dans le vide. Il avait besoin maintenant d’un évènement fort pour relancer l’intrigue. La suite lui apparut alors comme une évidence : Scorpion finit par retrouver le peintre qui court à présent un véritable danger !
Pour être sûr de ne pas oublier, Hip rédigea une sorte de résumé de son début d’histoire. « Acte 1 : L’armée s’est emparée du pouvoir, et les arrestations se comptent chaque jour par dizaine. Le peintre Hippolyte, prisonnier politique en cavale, est recherché par Scorpion, chef de la milice. Il s’est réfugié dans un atelier de la butte Montmartre où il reçoit secrètement sa fiancée Sophia.
Mais un jour, Scorpion finit par lui mettre la main dessus… »

Lorsque Delphine entra dans la pièce, elle trouva son fils endormi sur le lit, tout habillé, avec son ordinateur qu’il tenait contre lui comme un doudou.










SIX

Il avait rêvé d’elle, si fort, qu’en se réveillant, il avait éprouvé une étrange sensation de manque. Il s’était endormi sur son texte et les personnages avaient basculé avec lui dans un autre monde. Ils avaient pris une dimension toute particulière. Ils s’étaient mis à vivre, à bouger, à parler. Dans un espace qui n’existait nulle part et qui vibrait encore d’intensité.
Sophia n’était plus à ses côtés, ni pour poser comme modèle, lui apporter de la nourriture, ou le serrer dans ses bras. La menace de Scorpion aussi s’était évaporée. Il ne restait rien et la réalité était pâle. Totalement vide. Hip était seulement prisonnier d’une pièce neutre, identique à des milliers de chambre de ce genre dans le monde, et son rêve lui laissait un arrière goût de vie.
La scène s’était brutalement interrompue au moment où Scorpion surgissait avec ses hommes dans son atelier, pour l’arrêter et l’arracher à Sophia... Sophia, dont il entendait encore les cris dans son dos, et encore maintenant, en se lavant les dents.
C’était la première fois qu’il faisait un rêve si intense, si troublant. Face au miroir, il observa sa bouille du matin, avec de la colle sous les paupières. Dans son texte devenu rêve, il portait un visage buriné par les nuits de cavale. Ses cheveux étaient plaqués en arrière, oui, parce qu’il avait quelque chose sur le crâne, cela donnait une véritable épaisseur au personnage.

Hip but son Tonimalt le nez collé à la vitre de la cuisine. Le jour n’était pas encore levé, et les passants ressemblaient à des lapins pourchassés par des phares de voiture. Seule une silhouette se tenait immobile sur le trottoir. Dans le brouillard matinal, Hip reconnut Sophia. Elle formait une petite tache devant l’hôtel. Le garçon retrouva l’atmosphère obscure de son rêve. C’était comme une prolongation. Sophia était venue l’attendre. Sophia avait peut-être fait le même rêve que lui, elle était en train d’écrire la même histoire. Elle voulait encore reconduire ce moment, lui faire franchir le seuil du réel. Son regard était focalisé sur les portes du Grand Palace qui s’ouvraient électroniquement, inondant le parvis de l’hôtel d’une lumière tonique. Le garçon tenta de lui adresser un signe, en vain. Il aurait fallu qu’elle lève la tête.
Hip s’habilla et, dans sa hâte, faillit oublier d’enfoncer son éternel bonnet tricoté sur le crâne. Il marqua un temps d’arrêt, troublé, car cela créait un contraste avec son allure de la nuit, où ses cheveux, robustes, étaient portés en catogan.
Sophia avait disparu lorsqu’il sortit devant l’hôtel. Il ne restait que le souvenir de sa silhouette emmitouflée. C’est mon bonnet, songea le garçon, elle n’aime pas mon bonnet. Elle a voulu me retrouver, mais en me voyant dans la réalité du matin, déçue, elle a changé d’avis. Une douleur tapissa les veines du garçon. Il n’avait rien avalé ce matin et il savait qu’une rude journée se préparait.
Durant la première heure, il eut du mal à réprimer ses bâillements. Il avait l’impression que sa mâchoire allait se décrocher. Par moment, il se tournait vers Sophia. Elle était encore plus belle que cette nuit. Une lumière intérieure baignait son visage. Et elle semblait étonnement passionnée par le discours abscons du prof de maths. Hip aurait donné cher pour plonger dans le contenu exact de ses pensées.
Le garçon ne voyait qu’elle dans la classe. Tout le reste n’existait pas. Tout était figé, comme un arrêt sur image. Le prof s’était arrêté de parler et, bouche ouverte, ouvrait des yeux étonnés. Enfin, la cloche sonna et Hip s’extirpa de sa gangue hypnotique. Au moment de passer la porte, l’enseignant l’arrêta :
- Hippolyte, tu dors la nuit ?
Le garçon se mit à rougir. Les mots s’embrouillèrent dans sa tête. Le prof reprit :
- Qu’est-ce qui se passe ? Tu as des problèmes personnels ?
- Non… c’est parce que, je… j’ai fait un rêve, répondit-il, écarlate, tout en disant intérieurement « mais qu’est-ce qui te prend de lui parler de ce rêve, tu es fou ? »
- Un cauchemar, tu veux dire ? riposta le prof.
Hip acquiesça aussitôt :
- Oui, c’est ça, monsieur, un cauchemar !
- Bon, ce soir, essaie de te coucher tôt, pour récupérer.
Alors qu’il franchissait le seuil de la classe, essayant de se frayer un passage dans le couloir, Hip entendit cette voix dans son dos, comme un chant venant de loin :
- Alors, tu l’as lu ? Tu as lu le livre de Primrose ?
Il se retourna et chercha en vain Sophia dans la masse d’élèves. Il soupira. A présent, la jeune fille se cachait pour lui parler. Bientôt, elle communiquerait avec lui uniquement par texto. Pour que personne ne sache. Je l’aime et elle me fait transpirer, se dit le garçon, c’est totalement absurde. Du coup il n’avait pas envie de lire ce livre. D’ailleurs, pourquoi lui avait-elle prêté ce bouquin sous prétexte qu’il ne l’avait pas encore lu ? Qu’est-ce que ça voulait dire exactement ? A quoi jouait-elle avec lui ? Hip connaissait malheureusement ce genre de fille : derrière une façade d’infirmière se cachait une nature perverse, manipulatrice. Son unique but était de le faire souffrir. Elle se débrouille pour que je tombe amoureux d’elle, et puis ensuite, elle fait comme si elle ne me connaissait pas. Parce que, si elle était sincère, aurait-elle eu besoin de me prêter le livre en cachette, à l’abri des regards ? Non.

***

En passant devant le Furet du Nord, il aperçut la mère de Sophia derrière son comptoir de livres. Elle lui adressa un signe et Hip lui répondit par un sourire. J’ai plus de succès avec la mère qu’avec la fille, songea-t-il. La vie n’est pas simple.
Il n’avait jamais tissé aucune amitié dans les classe. Après les cours, il était seul, c’était toujours le même scénario. Il ne restait pas assez longtemps. Un mois, deux mois, c’était trop peu pour construire des liens. Dans les écoles françaises qu’il avait fréquentées, à Amsterdam, Rome, Barcelone, ou Sydney, il avait vécu exactement la même situation. Plus il était seul, plus il rêvait.
C’était dans ces longs moments de solitude qu’il avait appris l’écriture musicale. La musique ne s’abîmait jamais. Elle était toujours là, dans sa tête, quel que fut l’endroit où le garçon se trouvait. Un accompagnement perpétuel qui le suivait partout, comme une grosse valise très légère.
C’était une solitude privilégiée, choisie, qui l’élevait. C’était autre chose que le triste isolement de madame Delange, guettant depuis des années le retour de son fils.

Hip acheta des fleurs en se disant que la vieille femme devait certainement les aimer. Il existait quelqu’un dans cette ville qui attendait sa visite. C’était le début de quelque chose, d’un ancrage. Hip se mit à marcher, non pas en flânant, mais en traçant une sorte de trajectoire, allant d’un point à un autre, avec son bouquet à la main. Il aurait aimé que ses parents soient là, parce qu’il était content soudain, rassuré d’avoir un but. Il leur parlerait de Mme Delange et de ce portefeuille trouvé dans la rue. De toute façon, ils le savaient, partout où il passait, Hippolyte rencontrait des situations peu banales. Comme s’il avait l’art de les attirer. Forcément, songeait le garçon, lorsqu’on passe son temps à observer, on finit toujours par dénicher quelque chose.

Ca y était, l’ascenseur ne fonctionnait plus. Deux planches clouées en croix devant le portillon en interdisaient l’accès. Le garçon s’engagea dans la cage d’escaliers et grimpa en direction du sixième. Cela sentait encore plus mauvais que la dernière fois. Une odeur indéfinissable, comme un relent de pourriture humide, de salpêtre, ou d’ordures, parfumait les murs de cette bâtisse de guingois.
Là haut, Hip suspendit son pas. Le chat crevé était maintenant couché sur le paillasson de la vieille femme. Le pire fut de voir madame Delange l’attraper par les pattes arrière et lui parler.
- Ah, tu es revenu ! Mais où est-ce que tu as passé la nuit, petit baroudeur ?
- Mais il est mort, dit le garçon, d’une voix sourde.
- Pourquoi mort ? Il va, il vient, il disparaît parfois pendant plusieurs jour, et puis un matin, le voilà de retour.
Elle le reposa sur le sol et fit face au garçon.
- Et toi, qui es-tu ?
- C’est moi qui vous ai ramené votre portefeuille l’autre jour, vous vous souvenez ?
- Toi aussi tu veux racheter mon appartement ?
- Non… non, pas du tout… Je… je vous ai apporté des fleurs.
- Si c’est pour m’amadouer, ce n’est pas la peine. Je ne partirai pas d’ici. Vous ne m’aurez pas. Je tiendrai bon, jusqu’au bout. Comment t’appelles-tu ?
- Hippolyte, madame.
- Eh bien, entre, Hippolyte ! Je me disais justement que c’était l’heure du thé.

Le garçon pénétra dans l’appartement avec l’impression qu’une main le poussait dans le dos. Pourquoi était-il venu, avec des fleurs, si c’était pour rester sur le palier ? Madame Delange avait déposé le chat dans sa corbeille, et une odeur âcre imbibait l’appartement. En temps normal, jamais Hip n’aurait pu regarder cette bête raidie et mangée par les vers. Mais ici, chez Marguerite, il se passait quelque chose d’étrange. Le garçon ne savait plus très bien où il se trouvait. Ses repères étaient complètement chamboulés. Mais il se sentait bien.

Encadré sur le buffet, le mari de Mme Delange l’observait d’un air sombre. Hip éprouva à nouveau cette impression de déjà vu. Passé un certain âge, les hommes en costume cravate devaient tous avoir cet air constipé sur les photos.
- J’ai même été à la police, reprit la vieille femme, en ouvrant une boite de gâteaux. C’est tout juste s’ils ont écouté mon histoire.
- Quelle histoire ? demanda Hip.
- Les promoteurs immobiliers, ImmoVip ! Ils veulent que je parte, mais moi, je ne veux pas partir. Au début, ils étaient gentils, mais maintenant, ils essaient d’accélérer la procédure. Seulement, je ne peux pas bouger d’ici : imagine que mon fils décide de revenir ? Il trouverait porte close !
Hip trouva que c’était une excellente raison de ne pas bouger d’ici. Mais allait-elle pouvoir tenir encore longtemps toute seule ? Il n’osa pas la contrarier en abordant le sujet et piocha dans la boite de gâteaux.
- Et tes parents, qu’est-ce qu’ils font ? interrogea la vieille femme.
Hip expliqua qu’ils étaient chanteurs lyriques et qu’ils vivaient comme des nomades, au gré des productions d’opéra à travers le monde. C’est pour cette raison qu’il changeait souvent d’école, et qu’en ce moment, il se trouvait à Lille, pour Tosca de Puccini.
- Je n’ai jamais été à l’opéra, dit Marguerite.
- Si vous voulez, je peux vous avoir une invitation.
- Vraiment ?
- Oui ! Nous pourrions y aller ensemble, tous les deux ?
Marguerite regarda la vieille horloge. Elle marquait 17 heures.
- Je vais me coucher avant la nuit, dit-elle. Dès qu’il fait noir, je ne peux plus fermer l’œil.
Hip la regarda trottiner vers la chambre. Elle avait pris un parapluie et son sac à mains, comme si elle allait se promener. Elle était vraiment drôle, madame Delange. Elle était comme une petite fille par moments. Elle avait oublié de fermer un robinet et de l’eau coulait sous la porte de la salle de bains. Hip stoppa illico le désastre. Une vraie piscine ! Il épongea du mieux qu’il put et rejoignit la vieille femme. Mais celle-ci, en chemise de nuit, était allongée sur le lit avec le parapluie ouvert, comme pour se protéger d’un éventuel coup de soleil en cette fin de journée brumeuse. Le garçon n’osa pas la réveiller. Mais il resta un moment, non pour l’observer, mais pour l’écouter. Parce qu’elle avait une façon très particulière de ronfler. Elle gonflait très lentement les poumons, puis lorsqu’elle expulsait enfin l’air, cela produisait un sifflement rappelant la douceur séraphique de la scie musicale ou de la flûte indienne.

***

Son père le regarda, puis déclara :
- Toi, mon garçon, tu es amoureux !
- Pfft, n’importe quoi.
Hip venait de demander une invitation supplémentaire à ses parents, en précisant que c’était pour « une amie ». Et il avait rougi parce qu’à la place de Mme Delange, l’image de Sophia s’était imposée à son esprit. Une bouffée de chaleur lui avait alors transformé le visage en brasier.
- Si si, reprit son père, tu es amoureux. CA SE VOIT !
- Mais papa, elle a quatre-vingt-dix ans !
- Quatre-vingt combien ? s’étouffa Nicolas.
- Dix. Et elle a même de la moustache.
- Hippolyte, demanda Delphine, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Le garçon réalisa qu’il avait omis de raconter l’essentiel, à savoir l’instant où tout avait débuté, alors qu’il se promenait dans le quartier de la Poste. Le portefeuille abandonné, sa rencontre avec Mme Delange. Il n’oublia pas la douloureuse histoire de Marguerite, depuis la disparition de son fils jusqu’à ses démêlés avec un promoteur immobilier, en passant par l’odeur de pourriture dans la cage d’escaliers, sans raconter toutefois que la vieille femme gardait son chat crevé chez elle. Mais ce qu’il avait raconté suffisait : sa mère se tourna vers son mari, l’air coupable.
- Nicolas, tu te rends compte ? Notre fils court les rues tout seul, comme un délinquant, à la merci de n’importe qui ! Je suis une mauvaise mère ! J’ai tout faux ! Tout faux !!!
Elle était excellente tragédienne, à la ville comme à la scène, et Hip surprit le sourire en coin de son père. Mais dans ces moments, encore moins que dans les autres, Delphine ne supportait pas l’ironie.
- Enfin, Nicolas, tu trouves ça normal que ton fils de douze ans fréquente des femmes de… quatre-vingt-dix ans ?! Dans un immeuble insalubre ! Mais où allons-nous ? Je vais arrêter de chanter ! Nous aurons une vie normale ! Et notre fils aura des activités normales !
- D’accord, chérie, répondit Nicolas, conciliant. Mais dis-moi, à part la musique, qu’est-ce que nous savons faire ?
- Je donnerai des cours de chant à la maison.
- Et les concerts, tu les feras où ? Dans la salle de bains ? Et la scène ? La scène ? Elle sera où ? Dans le salon ?
Delphine tourna la tête, vaincue. Hip revint à la charge.
- Alors, demanda-t-il, vous êtes d’accord pour l’inviter, Mme Delange ? Je lui ai promis !
- Evidemment, répondit Delphine. Et nous la ferons reconduire chez elle par un taxi. Content ?
Le garçon se lova contre sa mère. Une fois qu’elle avait fait sa petite crise, ça allait bien, elle était très douce. Il fallait la prendre comme elle était. Elle prépara le dîner comme pour une fête, même si c’était du surgelé ce soir, parce qu’elle n’avait pas eu le temps de faire les courses, et que d’habitude Delphine ne jurait que par la nourriture bio du marché. Mais ce soir, la Moussaka sous vide mais présentée dans un vrai plat justifiait les bougies sur la table et le « bang ! » du bouchon de champagne.
- Papa ? demanda Hip, après avoir trempé ses lèvres dans une coupe, si j’étais surpris en train de voler dans un magasin, est-ce que tu me jetterais à la rue ?
- Pourquoi, tu t’es fait prendre ?
- Non, c’était juste pour savoir.
- Mon fils, un voleur ? rugit Delphine. Plutôt mourir ! Hippolyte, je sens que tu nous caches quelque chose ! Si tu as volé, je veux le savoir tout de suite !
- Mais non, répondit le garçon, c’est le mari de Mme Delange qui a mis son fils dehors parce qu’il avait volé. Et madame Delange n’a plus jamais revu son fils.
- Je trouve ça bizarre comme histoire, remarqua Nicolas. Pourquoi ce fils n’est-il jamais revenu ? Admettons qu’il ait été fortement en colère contre son père. Bon, il part une semaine, un mois… mais il revient ! Pour moi, il doit y avoir autre chose dans cette affaire, un détail important qu’elle a omis de te raconter.
- Je suis tout à fait de l’avis de ton père, Hippolyte. On ne part pas comme ça de chez soi du jour au lendemain. S’il ne voulait plus parler à son père, pourquoi n’a-t-il jamais repris contact avec sa mère ? A mon avis, il s’est passé quelque chose d’autre.
- Quoi donc ? demanda Hip.
- Je ne sais pas, dit Delphine.
Nicolas leva son verre.
- Aux sombres histoires de famille !
- Quand vous la rencontrerez à l’opéra, vous pourrez peut-être lui en parler. Je crois qu’elle a besoin d’aide.
- Nous verrons, répondit Delphine. Si elle a envie d’en parler, nous l’écouterons.
- Vous verrez que c’est vrai tout ce que je vous ai raconté !
- Nous n’en avons jamais douté, répliqua Nicolas.








SEPT

Depuis que Sophia lui avait apporté le roman de Primrose, ils ne s’étaient plus parlé. Ce bouquin avait tout gâché. Il était resté dans le fond du sac, et le garçon n’avait pas songé à le lire. Il n’était pas long pourtant, une centaine de pages, la soirée suffirait. Hip le prit entre les mains en essayant d’oublier que c’était celui de Sophia. La prof avait organisé un contrôle pour le lendemain, probablement avec toute une liste de questions sur le texte. Il ouvrit le Miroir incassable.
Il s’agissait d’un recueil de nouvelles. Hip les dévora, trouvant une certaine jubilation dans la découverte de ces textes courts, bizarres, loufoques, remplis d’une joyeuse énergie qui contrastait avec la personnalité austère de l’auteur. Une nouvelle surtout, Le Radiateur, avait accroché son attention. Il s’agissait d’une histoire
d’amour entre une employée de banque et un radiateur électrique. Rejeté par la société, le couple était obligé de s’exiler sur une autre planète pour y consommer leur amour. Sur le coup, Hip avait trouvé cette novella désopilante. Il avait aimé cette relation improbable, love story pas comme les autres, et aussi la caricature d’une société stupide, assise sur les conventions. Il s’était même identifié à ce radiateur, ce dernier l’avait ému par son courage et sa grandeur de sentiments. Le garçon écrirait ce genre d’histoire probablement, si un jour il devenait écrivain. C’était simple et puissant.
Mais il se figea en découvrant les quelques mots griffonnés au feutre orange sur la dernière page : « Mon radiateur, c’est toi. »
Le garçon relut plusieurs fois le message. Etait-ce une déclaration de Sophia ? Il y avait des ronds au-dessus des i, comme des bulles. Il se répéta la phrase. Au-delà de ce qui ressemblait à un titre de chanson, il enregistra une chose : Sophia le comparait à un radiateur. Devait-il s’en réjouir ? Le garçon ne savait pas sur quel pied danser. C’était ambigu.
En tout cas, il comprenait mieux le comportement de Sophia maintenant. Elle lui avait passé ce livre discrètement et avait attendu une réaction de sa part. C’était pour cette raison qu’elle lui avait plusieurs fois demandé : Tu l’as lu ?
Mais Hip n’avait pas réagi. Au contraire, il s’était muré dans le silence. Vexée, la jeune fille avait alors décidé de ne plus le regarder, de ne plus lui adresser la parole. Cela se tenait parfaitement. La méga gaffe ! Hip se dit qu’il devait absolument réparer le quiproquo. Il devait lui répondre, d’une façon ou d’une autre. C’était simple, il irait lui parler demain. Il lui dirait : « J’ai beaucoup aimé le livre, surtout la nouvelle du radiateur, et puis, hum… » Sophia comprendrait. « Hum », c’était le code des amoureux.
Hip demeura rêveur, comme dans un bain de mousse. Il devait reconnaître qu’il était gâté par le sort. Sophia lui avait écrit un mot ! Cela paraissait anodin à première vue, mais c’était énorme ! Un message personnalisé, à la fois énigmatique et chargé de sens, qu’elle avait pris soin de rédiger en ne pensant qu’à lui. Combien de garçons auraient aimé se trouver dans sa position ? Primrose lui portait chance.
Primrose… sa photo apparaissait en quatrième de couverture. L’auteur fixait l’objectif avec un air de cocker abandonné sur une route de vacances. Hip repensa à sa visite dans la classe, à sa silhouette dégingandée, peinte en noir. Il se souvenait de sa voix douce, hésitante. C’était étrange, malgré son air triste, il écrivait des choses rigolotes, des choses carrément frapadingues. La prof leur avait dit, ne jugez jamais un auteur avant de l’avoir lu.
Cette photo le troublait. Plus il la regardait, plus elle lui faisait penser à quelqu’un… à un visage récemment croisé.
Au bout d’un moment, le garçon trouva. Primrose ressemblait au mari de madame Delange dont le portrait trônait sur le buffet. Hip avait l’impression de voir le même bonhomme. Mêmes yeux enfoncés, lèvres minces, front dégarni, cravaté jusqu’à s’étrangler. Un physique banal, un air de monsieur tout le monde. L’idéal aurait été de comparer les deux clichés, côte à côte, pour confirmer cette ressemblance. Attention, Hip le savait, il avait tendance à voir des sosies partout. Il était fasciné par les clones. Comment des gens, issus de milieux différents, pouvaient-ils à ce point se ressembler ? Lui-même devait posséder le sien quelque part dans le monde. Un Hippolyte chauve, comme lui, croisé avec un radiateur. C’était affreux !

***

Une fois au lit, Hip alluma son portable et replongea dans son texte comme dans une eau tiède, pressé de retrouver Sophia à mi-chemin entre rêve et fiction. Mais il se souvint que Scorpion était venu arrêter le peintre Hippolyte et que toute communication avec Sophia était devenue impossible. L’histoire prenait un nouveau virage. Sophia était face à Scorpion. Désormais, c’était elle l’héroïne.
Le garçon imagina aussitôt un deuxième acte à son histoire. Le film se déroulait en accéléré dans sa tête. Pour le sauver, Sophia était prête à tout. Elle était même capable de tuer.
« Le peintre Hippolyte est enfermé dans l’attente de son exécution. Sophia intervient pour sauver son amant et Scorpion lui propose un marché : contre la liberté du peintre il veut la main de la jeune femme. La mort dans l’âme, Sophia accepte mais exige en retour l’annonce officielle de la libération du peintre Hippolyte. Après avoir donné l’ordre de libérer le prisonnier, Scorpion tente d’embrasser Sophia, mais celle-ci le poignarde. »
Hip relut son résumé avec émotion. Il visualisait clairement Sophia, un couteau dans la main, avec Scorpion étendu à ses pieds, baignant dans son sang.
Une musique emplit la tête du garçon, un pupitre de violons dans l’aigu, pareils à des oiseaux dissonants. Une scène totalement gore, insoutenable, ponctuée d’une succession de gros plans. Puis enfin, ce fut le visage de Sophia qui s’imposa dans une lumière décroissante, pareil à un spectre se perdant dans le vide de la nuit.
Hip se demanda s’il n’était pas devenu une machine à fabriquer des cauchemars. Ses émotions tourbillonnaient et il remarqua qu’il tremblait. « Je regarde trop de films d’horreur, se dit-il, j’ai le cerveau complètement pollué. Mais j’ai aimé cette scène où Sophia poignarde Scorpion. »

Il avait hâte d’être en mesure d’écrire réellement cette histoire, de la faire vibrer aussi intensément que dans son esprit, tout en se demandant si cela était simplement possible. Il ne voyait pas encore quel mot il pourrait accrocher à un autre pour recréer ce souffle de violence. Car après tout, c’était cela l’écriture romanesque : transposition d’une émotion, recréation du réel, dans les limites d’une immense illusion.
Mais, faute d’être capable de la retranscrire pour l’instant, il était heureux de la porter en lui et d’en faire la matière de ses nuits et réflexions. Cela ressemblait au monde musical qui l’accompagnait sans cesse. Cette fois, en guise d’harmonie, une simple mélodie de sentiments rayonnait dans tout son être. Son père avait raison, il devait être amoureux. Ses émotions se démultipliaient et l’engloutissaient.

***

Hip assista à la Générale de Tosca car il avait besoin d’entendre encore cet opéra de Puccini. La matière musicale était infiniment romantique et n’avait de cesse de décrire les tourments de l’âme. Elle les brossait comme l’aurait fait un peintre, cherchant dans le reflet des couleurs la restitution d’une passion ardente.
Le souvenir remontait à sa petite enfance. Sur un fauteuil semi moelleux du parterre, il s’endormait au premier acte, se réveillait à l’entracte, puis repiquait au second acte. La musique, et les vocalises de ses parents sur scène, créaient une gangue rassurante.
Aujourd’hui, il ne dormait plus. Il était capable de suivre un opéra du début à la fin. Parfois son esprit décrochait, ses pensées bifurquaient vers un monde intime. Peut-être était-ce pareil pour tous ces gens qui assistaient à la représentation. Ecoutaient-ils vraiment la musique, suivaient-ils le déroulement de l’action, ou bien pensaient-ils à autre chose ?
Hip découvrait Sophia sur scène. Sophia avec les traits de sa mère. Sophia sous le maquillage de scène. C’était elle, l’héroïne. L’opéra en devenait plus palpitant, totalement composé pour lui, en miroir de ses émotions. Hip était suspendu à chacun de ses mots, de ses phrases. La musique battait comme un cœur. Elle apportait des tas de couleurs. Elle éclairait les personnages, les précédait dans leur action, entourait Sophia d’un halo de souffrance.
Hip tenta de contenir son émotion mais en vain. A la fin du troisième acte, ses yeux étaient baignés de larmes, des sanglots lui martyrisaient la gorge.
Il détesta ce moment où la salle se ralluma. Et lorsque les artistes vinrent saluer le public, (un public d’invités pour la Générale) le garçon eut l’impression d’être réveillé dans un profond sommeil. La musique s’était tue, les applaudissements grondaient, et il ne restait rien du drame qui s’était déroulé sur scène. Il ne restait rien de Sophia non plus. L’ovation était destinée à sa mère, Tosca.

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