mercredi 29 avril 2009

Le bain de Novembre

On me l'a si gentiment demandé ce texte, que voilà, le voici, sisi impératrice, sous vos yeux ébahis, de la verve cosnoise, et du savoir hydrolique. C'est très certainement une de mes dernières contributions à ce blog. Les meilleures choses ont une fin. Je me voyais mal continuer à jouer un rôle d'écrivain inspiré. Tôt ou tard, l'auteur est démasqué. Je veux laisser une bonne image de moi, le gars qu'on peut appeler à minuit si on a les toilettes bouchées. Le chouchou des belle-mères, le gendre ad hoc, ce créateur d'orphelinats de chaussettes ayant reçu le prix de l'innovation, ce fumeur de cigarettes du bonheur... Ca va, hervé, commence pas à nous raconter ta vie : il y a toujours un rideau séparant la scène des coulisses. Et c'est pas fait pour les chiens. D'accord mon gars? Oui patron. Alors maintenant, lecture.


LE BAIN DE NOVEMBRE



Bien sûr qu’il se souvient de tout. Son cerveau n’a pas pris l’eau. Pas une ride à l’intérieur. Seulement des fuites, des coulées de lave montées des profondeurs de sa mémoire. Une chaleur qui le brûle, cristallisant les moments clé de son existence.
Novembre est en caleçon, prêt à larguer les amarres.
La gabarre de sa jeunesse, intacte, rien que pour lui, le dernier voyage. Pas vraiment un vol, peut-être un emprunt, ou la simple exécution d’une idée d’insomniaque qui le taraude depuis longtemps. Ces petites pilules qu’on lui donne, Novembre les dissimule dans de l’ouate humide. Mais ça ne germe pas. Même en les couvant d’amour avec les yeux. Du passé. Il a compris qu’on voulait l’aider à se taire, à ne plus entendre, peut-être même à mourir, discrètement, pianissimo. Non.

La nuit est tombée, transformant la Loire en une promesse pourpre, agitée comme un rêve d’enfant.
Novembre a enfin quitté le sol mouvant de la terre pour épouser le tapis ferme du fleuve. Les vannes sont ouvertes, l’eau jubile comme du Vivaldi.
Le marinier croise son reflet dans le miroir. Il ne voit que les échos scintillants de sa boucle d’oreille et de son ancre épinglée au fronton de sa casquette. Une ancre renversée, rappelant la silhouette d’un palmier, pour qu’on ne puisse pas le confondre avec un marin. Le marin pactise avec le salin, esprit malin, le marinier, lui, préfère la transparence de l’eau douce. Les codes de la batelerie n’ont pas été composés pour les culs-terreux.
Pour déplacer la gabarre, Novembre, vêtu d’un harnais façon Marcel, s’improvise haleur, et souffle quelques instants comme un bœuf. Ca y est, le bateau se décolle de la berge. C’est tout un savoir faire, et les trompettes du roi Soleil célèbrent la levée de l’ancre dans une gerbe de perles d’eau.
Novembre navigue à présent, cela glisse tout seul, pareil à un cauchemar merveilleux. A l’approche du pont, le mât effectue sa révérence, tandis que le chaland, cap sur Nantes, s’apprête à quitter Cosne sous les applaudissements de quelques ombres, très probablement des lavandières, agenouillées dans leur cabasson avec une auréole de résignation. Odeurs de lessive, envies d’esquive. Et tout ce flux autour lui donne envie de pleurer de bonheur. Il ne souvient pas d’avoir éprouvé pareille émotion. Quatre-vingt ans qu’il attend ce moment. Il pensait, à tort, que la vie n’était plus qu’un vaste enfer tranquille. Quelque chose qui n’était plus fait pour lui, un continent hostile, peuplé de blouses blanches sans visage. Avec des ombres armées de seringues et de camisoles. Et voilà que soudain, derrière le rideau de scène, dans les coulisses du cœur, s’ouvre une écluse de lumière.
Je suis d’une race qui n’existe plus, sinon dans les mémoires, dans le requiem du fleuve, se dit Novembre. Je suis ce marinier ressuscité, ce protégé de Saint-Aré, né à Nevers. Je suis de cette espèce tombée en désuétude qui peut encore attirer l’attention des fantômes. Un homme échappé de l’Histoire.
Et dans le vacarme du fleuve, au cœur du bouillonnement frénétique du remous, Novembre n’a qu’un cri vibrant de sincérité, une exultation : je suis un chiedansliau !
Cela résonne comme dans une cathédrale, provoquant une cascade d’échos.
Sur son épaule, Paco, son perroquet métallique pourvu d’une clé mécanique, répète après lui, autant de fois que possible jusqu’à épuisement, « Chiedansliau ! Chidansliau ! »
Paco, (cadeau de son arrière-arrière petit fils) c’est le druide du marinier, celui qui fabrique du rêve, de la légende, de la force intérieure. Novembre pense l’avoir trouvé à Nevers, dans une fosse commune, blessé, rouillé. Il n’en est pas sûr, mais enfin, personne n’est parfait. En tous cas, il l’a réparé, huilé, lui a rendu vie, et surtout, lui a enseigné les principes de la marine de Loire. L’oiseau, dans un petit cliquetis de boite à musique, d’une voix surnaturelle et rassurante, a accepté d’être son co-équipier.
L’homme et l’oiseau ne se quittent plus. C’est depuis le début une aventure à deux, dans le ventre des nuits, longues comme des affreux dimanches.
Toujours cette ébullition aquatique autour de lui, faite de vapeur et d’encens parfum Marine avec effet relaxant. Et Paco soliloque. Il ne cesse de provoquer l’ébahissement du marinier avec le récit de ses aventures passées. Oui, cet oiseau a connu la barbarie du moyen âge, les fastes de la Restauration, il a écouté les homélies de Saint Nicolas -sermons à l’usage des mariniers- et déclenché, par la robustesse de son langage, l’effroi des sœurs carmélites. Cela, c’était encore durant le silence des insomnies, pour tenir hors de l’eau la tête du marinier, pour lui faire oublier les pilules qui ne germaient pas. Et surtout, pour lui montrer, derrière les échelles de crue, une terre de réconciliation. Un lit de pardon, sur un plancher de sapine. Des nuits entières Novembre a piloté cet engin éphémère qui descendait le fleuve, avec Paco perché sur la proue, radotant ses épopées.
Mais maintenant c’est du sérieux. Il est aux commandes d’une véritable gabarre qu’il conduit en s’aidant habilement d’un bâton de quartier. Les mots tournoient dans l’espace confiné de son imaginaire. Ses membres retrouvent une énergie qu’il pensait enterrée. Ouh là, ça tangue ! Ses pieds dansent la savonnette. Parfois la tempête devient aussi épaisse qu’un rideau de douche, et Novembre, chavirant dans l’eau, boit alors plusieurs tasses avant de remonter bravement à la surface.
Une nuit, il a passé son brevet de sauveteur, assis sur son lit, en tenant son oreiller comme une bouée qu’il a lancée contre la porte capitonnée qui appelait au secours. Depuis, il n’a plus peur de cette abondance de flotte, c’est comme qui dirait son futur élément naturel. Au loin l’appel du siphon lui fait tendre l’oreille. Tiens bon, Novembre. Souviens-toi, même si tu ne te rappelles de rien.

Mais il n’est pas aisé de quitter Cosne. La Loire ne se laisse pas dompter. C’est elle qui dirige, qui orchestre la navigation. C’est elle qui a toujours le dernier mot, même devant l’intarissable Paco, le bavard de Nevers, ce môme vert de gris, versatile. Grivois, vert, très vert. La Loire, se dit le marinier, est une femme qui a eu son lot d’aventures. Elle les connaît trop, les hommes, des saoulards, des enfants qui ont grandi trop vite.
Novembre n’était pas en reste. Mais il a évolué depuis. Il y a quatre-vingt ans, il n’était pas tout à fait comme aujourd’hui. Il était moins ridé, il n’avait pas encore pris le temps de réfléchir. A son époque, le monde des mariniers semblait, par certains aspects, toujours marié avec le moyen-âge. Il y avait la Loire, et sur les berges, les lavandières. Il fallut attendre 1944 pour qu’elles aient le droit de vote. Libres. Libres avec leur âme, libres avec leur corps… Attention, Novembre, ce n’est pas le moment de revisiter l’histoire, ça glisse présentement ! Mais en bon baliseur, Novembre sait éviter les écueils d’un fleuve imprévisible. Il y a ci et là des perches plantées dans le lit, guidant la navigation pour empêcher le fond de la gabarre de s’enliser dans le sable. Cela ressemble étrangement à une serviette éponge imbibée, bloquant l’avancée de la manœuvre. Une sorte de coupe-feu à l’Ouverture du Water-Music de Haendel au sommet de sa crue.

Novembre y va les yeux fermés, le Dieu des tireurs de sable veille sur lui. La route s’ouvre dans un soupir de voile.
Un jour, Nantes ne sera plus très loin. Le Bec d’ Allier ne sera plus un obstacle à contourner. C’est ce que disaient les gens autrefois, lorsque des rails de chemin de fer ont mordu la terre et que le train s’est imposé, hautain, du haut de sa vitesse. La Loire a baissé les yeux, mais ce sont les mariniers qui ont pleuré de désespoir. Et le chant des gabarres s’est tu. Novembre avait vingt ans. L’âge du gros chagrin d’amour.
Novembre a un mal fou à se rappeler ce qu’il a fait la veille ; parfois il oublie son nom, se perd dans les couloirs, s’endort dans l’ascenseur, mais le métier, ça non, ça reste imprimé dans son cortex cérébral. Aussi clair que le présent. Cela devient même de plus en plus limpide, comme si le temps n’avait jamais passé. Comme si rien n’avait bougé.
J’ai retrouvé l’âme de mes vingt ans, se dit-il. C’est ça qu’ils appellent Alzheimer ? Ce n’est pas une maladie alors, mais une bénédiction du ciel.
Je suis, tu seras, il est, marinier. Comme d’autres choisissent de se transformer en décrocheur d’étoiles. Il a trop navigué dans sa tête pour arrêter maintenant. Et il tient bon.
A Cosne, il cherche la brise mais c’est l’eau qui riposte dans la moiteur d’un crépitement incessant, sonore comme un tuba. Ses bras s’agitent dans une sorte d’affolement apocalyptique. Il s’essouffle. Les montagnes de Sancerre se détachent en crayonné dans le ciel brumeux, pareil au cadre d’un plafond ruisselant. Quelle brume soudain sur la Loire ! Un véritable hammam.

Et si la faim venait, ou seulement le désir de rapporter du poisson ? Trible et nasse sont à sa disposition pour mener à bien sa pêche, et un simple effort d’imagination suffit pour transformer la gabarre en toue cabané, histoire d’attraper la friture dans les règles de l’art. L’art du marinier consiste à séduire la Loire pour obtenir ce qu’il désire. Mais ça ne mord pas pour autant ! Novembre tente avec la main, tel un braconnier, une lampe sur le front, dans le noir sidéral d’une eau dévastatrice.
Cela va trop vite soudain, la gabarre est prisonnière des remous. Dans la nuit, Novembre ne parvient plus à distinguer le bateau de la surface de l’eau. Tout se mélange. La crue du siècle ! Il a vécu la même en 1936. La roue de l’Inexplosible tourne et se répète ! Le Nohain en rajoute une couche ! Instabilité hydraulique !
Epuisé par l’équipée dantesque, Novembre finit par baisser les bras et choisit de jeter l’ancre par-dessus bord. Paco ne parle plus, lui aussi est arrivé en fin de course et, se remplissant de liquide, coule lentement, inexorablement. Novembre est trop vieux pour tenir plus longtemps et il tremble comme la branche d’un arbre nu. Ses jambes n’ont plus la résistance de sa tête. Il est le doyen ici, une sorte de Poilu de la Loire.
Lorsque surgit la baleine de Loire, énorme, venue du Danube, dont le facies gluant se hisse hors de l’eau, Novembre voit les étoiles. Le silure percute la coque de la toue, une première fois, puis s’éloigne pour revenir à nouveau avec l’obstination d’un bélier, gueule grande ouverte.
Mourir sur la Loire, c’était une sorte de rêve, un projet sérieux, dans la cabane d’une gabarre. Dans l’exercice de ses fonctions, aux prises avec la furie des éléments.
Novembre entend des coups de canon au loin, au moment où il bascule par-dessus bord, trouvant dans l’instant un étrange silence blanchâtre. Comme une musique venant du fond du fleuve, ensablée, molle comme une contrebasse alanguie, glissant vers l’au-delà.
On cogne toujours contre le mur. Mais Novembre n’entend ni ne voit la porte de sa salle de bain s’ouvrir. Non, il est mort dans sa baignoire, en caleçon, dans un optimiste naufrage.

Quelqu’un ferme aussitôt les robinets. L’étage est inondé. Sacrée crue, bon sang, comme en 1946.


FIN

mardi 21 avril 2009

Le silence.

Une salle avec des spectateurs manchots. Des gens qui ne toussent même pas entre les mouvements d'une symphonie. C'est exactement cela que je vis en écrivant sur ce blog. Un retour de cimetière. Ca tombe bien, j'adore les fleurs en plastique. Je rebondis toujours, voyez, même si j'ai personne en face de moi. Personne... personne... comme une jolie musique.

vendredi 10 avril 2009

La reconvertion

Ca y est, j'ai monté mon petit commerce à la Charité. C'est dans la rue qui grimpe en direction de la bibli. Un magasin de chaussures. Les chaussures HERVE. C'est une vitrine pour pouvoir écouler mon stock de chaussettes. C'est gentil, prospère. Je sens un peu des pieds quand je rentre du boulot, mais c'est pas pire que l'odeur de friture. L'écriture mène à tout, c'est peut-être à cause du Mennetout.

mardi 7 avril 2009

Vous voulez VRAIMENT une histoire de chaussettes?

ARLETTE CHAUSSETTE


1/
La sirène se déclenche ! Alerte ! Nous nous mettons à courir comme des lapins dans l’orphelinat. Il faut se cacher, vite ! Avant que le chien ne nous attrape. Bouboule, on l’appelle. Il est très sympa, mais il adore jouer avec les chaussettes qui traînent sur son passage. Et quand il en tient une, c’est fini, il ne lâche plus. Il la déchiquette, la mâchouille et la pulvérise. Beurk. Et ça me fait toujours de la peine de voir une copine finir de cette façon.
Pour l’heure, je suis planquée sous la machine à laver. Les grosses pattes du chien grattent le sol. Je transpire à grosses gouttes. Pourvu que l’animal ne renifle pas ma présence ! Parce que quand j’ai peur, je sens mauvais. Une odeur de pied, parait-il.
Mais Bouboule a trouvé quelque chose pour s’amuser, une pantoufle, toute neuve, en train de vivre ses derniers instants. Le chien s’éloigne enfin, ouf, c’est fini. L’orage est passé.

Mémère, la directrice de l’orphelinat, n’est pas contente.
- Mais enfin, un peu de discipline ! Je vous l’ai dit mille fois. Quand Bouboule arrive, inutile de courir dans tous les sens en poussant des cris de souris ! Cachez-vous en silence, et tout ira bien. Est-ce que c’est clair ?
Je regarde mes amies orphelines : Niki la sportive, Biling la princesse, Frog la rêveuse… mais je ne vois pas Zou.
- Zou a disparue ! je m’écrie.
- Mais non, Arlette, dit Mémère. Zou doit dormir quelque part, sous le radiateur.
- Cela m’étonnerait, glisse Frog. Zou ne supporte pas la chaleur.
- Je vais grimper sur l’armoire ! propose Niky.
- Et pourquoi pas sur la lune ? s’esclaffe Biling.
De mon côté, je cherche dans tous les moindres recoins de l’orphelinat, en vain.
- Je suis sûre qu’il lui est arrivé quelque chose !


2/
On a attendu Zou pendant des jours. Elle n’est jamais revenue. Nous savons qu’elle n’a pas été mangée par Bouboule. Peut-être a-t-elle voulu s’enfuir de l’orphelinat pour retrouver sa jumelle. C’est le rêve de toutes les chaussettes orphelines. Mais cela ne ressemble pas à Zou de partir sans dire au revoir. On se racontait tout, elle et moi, et je suis persuadée que si elle avait voulu disparaître, elle m’en aurait parlé. Elle m’aurait certainement proposé de la suivre. Car deux chaussettes dépareillées peuvent parfois se compléter en s’encourageant.

Une nuit, un bruit bizarre attire notre attention. Quelqu’un marche dans le couloir de l’orphelinat. Mémère a mis son chapeau de sheriff pour appréhender l’ennemi. Je me dis qu’il s’agit peut-être de Zou, qui s’est perdue dans le noir. Mais la forme que nous apercevons au loin se déplace bizarrement. On dirait qu’elle a plusieurs pattes, comme une araignée. Une araignée noire ! Ca y est, je me mets à transpirer et à sentir mauvais. Niki m’adresse un regard noir. Frog me conseille de consulter un spécialiste, et Biling se pince le nez en agitant son éventail. Ce n’est quand même pas ma faute si j’ai peur des araignées !



3/
La grosse honte. Ce n’est pas une araignée. Mais un gant. Un gant noir en cuir. Avec cinq pattes. Mémère s’avance vers lui en roulant les mécaniques. Elle fait toujours ça quand elle a peur. Avec son chapeau de cow-boy, franchement, elle est très impressionnante. N’entre pas qui veut dans l’orphelinat.
- Vos papiers, demande-t-elle au gant.
- Je m’appelle Rino, répond l’intrus, en montrant son étiquette « cuir de vachette ». J’étais à Bobino, vous savez, cette salle de spectacle. Et puis en sortant, crac, je tombe d’une poche. Me voilà orphelin !
- Mais monsieur, répond Mémère, en redressant son chapeau de cow-boy, c’est un orphelinat de chaussettes, ici.
- Ah ? réplique le gant, surpris. Vous êtes sûre de ne pas avoir besoin d’un gant ? Vous savez, je sais tout faire : la peinture, les travaux, les gâteaux ! Et je sais même jouer du piano !
- Quel genre de musique ? demande Frog.
Rino agite ses cinq doigts.
- Le concerto pour la main gauche ! Voilà tout mon répertoire !
- Oh j’adore ! roucoule Biling.
Mémère se tourne alors vers moi.
- Arlette, cette nuit, tu donneras ta chambre à monsieur Rino.
Je réponds, oui, d’accord, parce que je n’ai pas le choix.


4/
Ca fait bizarre de dormir à la belle étoile, sous les feux du plafonnier. Je pense à Zou et je suis triste. Je l’imagine dans un avion, direction les Caraïbes. Zou à la plage avec un magnum pistache. La veinarde ! Sa musique me manque. Mon amie joue de la harpe sur les fils à linge. Elle tire des sons à donner froid dans le mollet. Des mélodies qui racontent notre attente, qui se transforment en fou rire, parce qu’une chaussette qui pleure, c’est pas beau, ça fait « sploch sploch ! » quand on marche.
Pour l’heure, j’entends les autres qui font la fête dans la salle de bal. Je me dis, ne reste pas seule, Arlette ! Attend d’être archi sèche, et vas-y !



5/
Toutes les copines sont là, bouche bée, les oreilles en tournesol, face à Rino qui chante en s’accompagnant au piano. Ses longs doigts noirs courent sur le clavier, rebondissent, jouent plusieurs notes à la fois. Sa voix nous berce, notre tête dodeline.
« On dit qu’au delà des mers, là-bas, sous le ciel clair, il existe une cité, au séjour enchanté. Et sous les grands arbres noirs, chaque soir, vers elle s’en va tout mon espoir. »
Mémère essuie une larme avec son revers. Rino se courbe devant son public.
- Hommage à Joséphine Baker, dit-il.
- Vous aussi, monsieur Rino, vous êtes un chanteur magnifique ! reprend notre princesse. Pas vrai les filles ?
La fête continue. Le gant noir en cuir s’est remis au piano. Ca swingue dans les chaussettes.


6/
Rino est ici chez lui maintenant. On rit beaucoup. Rino a renversé le bidon de lessive sur la tête de Bouboule, et le chien s’est mis à faire des bulles ! Du coup, depuis, on ne le voit plus traîner dans les parages. Il est très fort, Rino.
Mais Mémère fait la tête, je ne sais pas pourquoi. On dirait que Rino ne l’amuse plus tellement.
Tout le monde a vite oublié Zou. Une petite voix, dans les chaussettes, me dit que mon amie a besoin de moi. C’est normal, vu que moi aussi j’ai besoin d’elle. Dans notre milieu, on a l’esprit de paire très développé.
Dès demain, au lieu d’écouter les chansons de ce beau gant en cuir noir à cinq pattes, je pars à la recherche de Zou. Chaud devant les chaussettes !


7/
L’orphelinat est niché dans un vaste complexe immobilier. Hôtel cinq étoiles. Les clients oublient des tas de choses dans leur chambre, en particulier des chaussettes. Selon une enquête, le nombre de chaussettes abandonnées aurait augmenté de 25% cette année. Un chiffre alarmant qui annonce l’entrée des chaussettes jetables sur le marché. Bientôt, notre espérance de vie sera courte. Et nous regretterons toutes ce temps où les chaussettes étaient reprisées, le soir, à la lueur d’une bougie.

Je suis roulée en boule au milieu du passage. Un coup de pied m’expédie dans l’ascenseur, direction le 15ème étage. Je n’essaie même pas de me demander comment je vais faire pour redescendre. Je ne pense qu’à Zou.
Je tends l’oreille dans l’espoir de l’entendre crier. Mais un aspirateur déboule dans le couloir. Le voilà qui fonce sur moi à présent ! Un aspirateur sans sac, le pire de tous ! Qui avale tout ! Tout ! Le temps de me dire que je ferais mieux de décamper, hop, ça y est, une force cosmique m’attire comme un aimant. Plouf ! Dans le ventre de l’aspi ! Bravo Arlette. Mémère et les autres vont croire que je suis partie me dorer la pilule aux Caraïbes.

8/
C’est le moment ou jamais de visiter le ventre d’un aspirateur. Pour garder le moral, je pense à Pinocchio échoué dans le ventre de la baleine. S’il s’en est sorti, pourquoi pas moi ? J’aperçois quelques têtes connues. Des moutons de poussière, qui se promènent en troupeau. Des miettes de papier en veux-tu en voilà. Et Roger, le clou, qui attend patiemment d’être planté quelque part.
- Salut Arlette, ça va ?
- Tu n’as pas vu Zou ? je demande.
- Ah, si, répond-il. Je l’ai croisée hier. Elle était coincée dans le filtre de l’aspirateur.
- Et maintenant, où est-elle ?
- On raconte qu’elle est retenue prisonnière dans un chiffonnier.
- Un chiffonnier ? Quelle horreur !
- Tu sais, ce n’est pas la première chaussette qu’on transforme en éponge à lustrer, et ce n’est sans doute pas la dernière !
- Cette vie ne vaut pas un clou !
- A qui le dis-tu !

9 /
C’est en bas, au sous-sol, que l’aspirateur fait sa vidange. Son estomac se vide dans la poubelle. Heureusement, cette dernière est déjà bien remplie. Du coup, je me retrouve en haut de la pile, et hop, grâce à un mouvement de gymnastique dont j’ai le secret, je saute par-dessus bord. Atterrissage forcé sur une serpillière essorée. Ca gratte un peu les fesses mais je me relève aussitôt. Direction le chiffonnier !
C’est un drôle de building. J’en ai le vertige rien que de le regarder. Huit tiroirs ! On dirait un gendarme au garde à vous. Ou une statue qui dort en fronçant les sourcils.
- Zou ? Tu es là ? Zou ? C’est moi, Arlette.
- 4ème tiroir ! J’en peux plus ! Je pue la cire ! Sors moi d’ici !
- Aie aie aie, mais toute seule, je ne pourrai jamais grimper si haut !
- Va chercher les filles !
- D’accord ! J’y vais !
Il s’agit de retrouver l’orphelinat sans croiser ni chien ni aspirateur ! J’arrive essoufflée dans le bureau de Mémère.
- J’ai retrouvé Zou ! Chiffonnier, quatrième tiroir, elle pue la cire ! Vite ! C’est une question de chaussette ou de chiffon !
- Ma pauvre, je n’ai plus de patrouille. Depuis que Rino est là, les filles ne pensent plus qu’à danser. Impossible de les raisonner. Elles ont l’air complètement envoûtées par ce troubadour. On dirait que c’est lui qui commande ! Je veux m’en débarrasser. La comédie a assez duré.
Quand Mémère ne rigole pas, elle ne rigole pas. Ca me fait froid dans le dos.
- Viens, Arlette, reprend-elle, on va briser cet animal à cinq pattes.
- Moi, je le trouve très sympa !
- Derrière ce gant en cuir noir, se cache le diable ! Et il faut toujours se méfier du diable !



10/
Mémère stoppe la musique en frappant dans ses mains. Rino décolle ses doigts du clavier. Les filles ont l’air tellement déçues de s’arrêter de danser ! Mais Mémère a quelque chose d’extrêmement important à leur communiquer. Je me tiens derrière elle en essayant de me faire toute petite. Je sens que ça va chauffer.
- Monsieur le pianiste, commence-t-elle. Le moment est venu de nous séparer. Nous ne pouvons pas vous garder plus longtemps.
- Mais pourquoi ? demande Biling, complètement affolée.
- Parce que nous sommes dans un orphelinat de chaussettes et que Monsieur Rino est un gant en cuir noir.
- Mais, demande piteusement le pianiste, qu’est-ce que j’ai fait de mal, Mémère ?
- Vous êtes différent, monsieur Rino. Vous vivez dans un monde qui n’est pas le notre, et vice versa. Je n’ai rien contre vous en particulier, je désire seulement que cet orphelinat de chaussettes reste un orphelinat de chaussettes. Voilà, je vous souhaite bonne chance pour l’avenir.
Mémère se tourne vers moi.
- Arlette, raccompagne Monsieur à la porte.
Je commence à en avoir ma claque de Mémère. Elle aime bien jouer au chef mais je trouve des fois qu’elle exagère. Elle prend seule les décisions. Tout le monde devrait avoir le droit de donner son avis. Mais personne n’ose la contredire. C’est lâche, parfois, une chaussette. Je vois bien que Rino a envie de pleurer en poussant la porte, mais je ne fais pas un geste pour me jeter dans ses doigts. T’es pas nette, Arlette.


11/
Depuis que Rino est parti, l’orphelinat vit dans le noir. Les filles ne dansent plus. Elles restent blotties dans un coin, comme si elles hibernaient. Mémère tourne en rond dans son bureau. Son autorité n’a plus prise sur les autres chaussettes. Elles sont si tristes qu’on a envie de les arroser pour les voir bouger. Mais les chaussettes n’aiment pas l’eau.
J’ai beau les secouer à mon tour, rien n’y fait.
- Venez avec moi pour sauver Zou ! Chiffonnier, quatrième tiroir, elle pue la cire !
Biling, Niki, et Frog, sont paralysées par la peur. Elles me répètent ce que je sais déjà.
- Trop dangereux d’aller traîner dans le périmètre du chiffonnier !
- On va se faire ramasser par un agent d’entretien !
- Trop kamikaze pour nous !
Je deviens rouge de colère.
- Mais enfin, il s’agit de notre amie Zou ! On ne peut pas la laisser comme ça ! Nous devons l’aider !
Mémère s’avance lentement, la mine grave.
- Arlette, on ne peut plus rien pour Zou, et tu le sais. Aucune chaussette n’a jamais été capable d’ouvrir un tiroir.
- Alors c’est ça ? je crie. Vous la laissez tomber comme une… une vieille chaussette ? C’est nul !
J’éclate en sanglots.
- Rino, lui, aurait su ouvrir un tiroir ! dit Biling.
- Ah oui, confirme Niki. Avec ses cinq doigts, pas de soucis !
- Il aurait grimpé jusqu’au quatrième tiroir, ajoute Frog. Façon Spiderman !
Mémère frappe dans ses mains pour réclamer le silence.
- Mais Monsieur Rino n’est plus là ! Et je vous demande maintenant d’aller vous coucher ! Extinction des feux !


12/
Ma chaussette refuse de fermer l’œil. C’est comme si j’étais branchée à un courant électrique. Comment a-t-on pu jeter Rino dehors de cette façon ? Lui, un orphelin. Nous avons perdu la tête. Nous sommes les complices de Mémère. En ne disant rien, en ne faisant rien, nous approuvons sa décision. Alors j’ai honte de moi, de nous.
Evidemment, chaque fois que j’ai le moral dans le fond de la chaussette, je repense à ma vie d’autrefois, lorsqu’avec ma sœur, on formait une paire. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. Un jour, je me suis retrouvée seule dans une salle de bain de l’hôtel. Un étranger s’est baissé pour me ramasser. C’est comme ça que j’ai atterrit à l’orphelinat. Et depuis, j’ai l’impression de vivre en marge de la société et de ne plus servir à rien.



13/
J’ai l’impression que quelqu’un me pousse de l’avant. Je franchis le mur de l’orphelinat comme un ressort. Ceux qui disent que la chaussette manque d’élasticité ne savent pas de quoi ils parlent. Pareille à une balle de caoutchouc, rapide et insaisissable, je rebondis jusqu’au chiffonnier. Pour l’instant, personne ne m’a encore ni attaquée, ni avalée. Et ô surprise, rebondissant de plus en plus haut, j’arrive au niveau du quatrième tiroir. Celui-ci est ouvert, et vide... Zou a disparue ! Mon cœur bat si fort que je continue de rebondir comme une hystérique, affolée d’avoir à nouveau perdu mon amie. Peut-être est-elle en train de cirer les escaliers ? Elle va y laisser sa peau. Une chaussette n’est conçue ni pour frotter ni pour lustrer. J’en ai mal au ventre pour elle. Mais je me dis qu’il n’est sûrement pas trop tard pour la sauver, surtout si elle est sortie de son tiroir.

La machine à laver est en pleine période d’essorage. Derrière le hublot, j’aperçois une main qui gigote comme une marionnette. C’est Rino, pris dans la tourmente du tourbillon ! Normalement, le cuir ne passe pas à la machine à laver. Le gant risque de sortir de là avec de graves séquelles. Il va rétrécir, comme une chaussette de laine lavée à trop haute température.
A la fin du cycle, je le vois quitter la machine, rayonnant, rasé de près, suivi de Zou qui pousse de grands cris !
- C’était génial le Grand Huit ! Génial !
Ils s’éloignent main dans la main, et j’entends Rino chanter, de sa voix cuivrée :
« Quand sur la rive parfois, au loin j'aperçois, un paquebot qui s'en va, vers lui je tends les bras, et le coeur battant d'émoi, à mi-voix, doucement je dis: «Emporte-moi»!

Très romantique, un gant en cuir noir avec une chaussette. Joli couple. Quand tu vas raconter ça aux filles, Arlette, elles vont se ronger la chaussette !

Je ne désespère pas de trouver l’âme sœur. Un jour, certainement, je tomberai amoureuse. Amoureuse d’un bouton de manchette. Dans tes rêves, Arlette.




FIN

lundi 6 avril 2009

Les orphelines.

P. me demande quels liens j'entretiens réellement avec les chaussettes.
Il se trouve qu'un étudiant chinois a axé sa thèse sur ce sujet et que tous les matins je communique avec lui via skype. Je préfère donc qu'on attende la sortie de sa thèse. En fonction de la pertinence de cette dernière, j'interviendrai d'une façon ou d'une autre, histoire de remettre les pendules à l'heure. Et j'oserai, en mon nom cette fois, évoquer cette pathologie assez rare mais néanmoins réelle, la chaussetomania. Dans tous mes rêves, il y a une chaussette. Parfois elle se cache sous l'apparence d'une charcutière ou d'une skieuse, mais c'est une chaussette à la base. Quand je mange, c'est pareil. Un gigot devient une chaussette dans mon esprit baroque. Du coup, je coupe la chaussette de la main droite. Et lorsque je bois du café lavasse... c'est l'extase.
Chaud devant.

Un petit sourire pour l'apéro

Un petit chapitre sur la solitude?
Allez, vas-y Hervé.
D'ac.
Il était une fois... (attendez, mon portable sonne...)
dix minutes plus tard:
Donc, il était une fois... (ah, j'ai un mail qui vient d'arriver... )
1 minute plus tard :
C'était un spam... euh, je veux dire, ma belle mère.
Je reprends mon chapitre:
Il était une fois... (on frappe à ma porte... c'est qui? )
10 secondes plus tard:
C'était personne.

C'est super drôle, Hervé. On savait pas que t'étais un vrai marrant.

samedi 4 avril 2009

Un auteur coupable.

Mon internet ne fonctionnait pas ce matin. J'ai cherché le truc qui clochait. J'ai démonté mon portable pour huiler les pièces, avec de la margarine, parce que mon PC a du cholestérol. Rien. Ca ne marchait toujours pas. Alors j'ai compris... et un frisson glacé m'a parcouru l'échine. On venait de me couper mon abonnement. Pourquoi? J'ose à peine l'avouer ici, sur ce blog, censé transmettre la bonne parole et non celle d'un délinquant es net. J'ai téléchargé illégalement. Oui ! Honte à moi ! C'est arrivé à Cosne, rappelez vous, j'en ai pourtant parlé, je m'en suis presque vanté. Si ! J'ai téléchargé un mouchoir en papier, sur un site douteux, sans verser le moindre droit d'auteur à l'inventeur du kleenex en question. Et j'ai été pincé comme un bleu, moi citoyen responsable, directeur d'un orphelinat de chaussettes.

jeudi 2 avril 2009

La vie de chaussette

Ca y est, j'ai repris mes travaux, un gros bouquin en chantier, 1000 pages en écrivant tout petit. La vie dans un orphelinat de chaussettes. Ce sera un livre pas facile à lire, avec des notes en bas de page, des sondages, des témoignages, des chiffres, et des sonnettes d'alarme. Tout le monde sait que je suis un auteur militant.
(bon, Hervé, il est tard, tu es fatigué, arrête)

mercredi 1 avril 2009

Poisson d'avril de Loire de Cosne...!


Forfait orange

La Charité. Ca y est, c'est la vie de chateau. Je n'invite personne chez moi pour ne pas faire de jaloux, mais je vous assure que la nuit on entend les vieilles pierres chanter le requiem. J'ai un lit de 140, avec un drap de dessous et un drap de dessus, + un oreiller, carré, avec une taie orange.
C'est gai, le orange.