mercredi 29 avril 2009

Le bain de Novembre

On me l'a si gentiment demandé ce texte, que voilà, le voici, sisi impératrice, sous vos yeux ébahis, de la verve cosnoise, et du savoir hydrolique. C'est très certainement une de mes dernières contributions à ce blog. Les meilleures choses ont une fin. Je me voyais mal continuer à jouer un rôle d'écrivain inspiré. Tôt ou tard, l'auteur est démasqué. Je veux laisser une bonne image de moi, le gars qu'on peut appeler à minuit si on a les toilettes bouchées. Le chouchou des belle-mères, le gendre ad hoc, ce créateur d'orphelinats de chaussettes ayant reçu le prix de l'innovation, ce fumeur de cigarettes du bonheur... Ca va, hervé, commence pas à nous raconter ta vie : il y a toujours un rideau séparant la scène des coulisses. Et c'est pas fait pour les chiens. D'accord mon gars? Oui patron. Alors maintenant, lecture.


LE BAIN DE NOVEMBRE



Bien sûr qu’il se souvient de tout. Son cerveau n’a pas pris l’eau. Pas une ride à l’intérieur. Seulement des fuites, des coulées de lave montées des profondeurs de sa mémoire. Une chaleur qui le brûle, cristallisant les moments clé de son existence.
Novembre est en caleçon, prêt à larguer les amarres.
La gabarre de sa jeunesse, intacte, rien que pour lui, le dernier voyage. Pas vraiment un vol, peut-être un emprunt, ou la simple exécution d’une idée d’insomniaque qui le taraude depuis longtemps. Ces petites pilules qu’on lui donne, Novembre les dissimule dans de l’ouate humide. Mais ça ne germe pas. Même en les couvant d’amour avec les yeux. Du passé. Il a compris qu’on voulait l’aider à se taire, à ne plus entendre, peut-être même à mourir, discrètement, pianissimo. Non.

La nuit est tombée, transformant la Loire en une promesse pourpre, agitée comme un rêve d’enfant.
Novembre a enfin quitté le sol mouvant de la terre pour épouser le tapis ferme du fleuve. Les vannes sont ouvertes, l’eau jubile comme du Vivaldi.
Le marinier croise son reflet dans le miroir. Il ne voit que les échos scintillants de sa boucle d’oreille et de son ancre épinglée au fronton de sa casquette. Une ancre renversée, rappelant la silhouette d’un palmier, pour qu’on ne puisse pas le confondre avec un marin. Le marin pactise avec le salin, esprit malin, le marinier, lui, préfère la transparence de l’eau douce. Les codes de la batelerie n’ont pas été composés pour les culs-terreux.
Pour déplacer la gabarre, Novembre, vêtu d’un harnais façon Marcel, s’improvise haleur, et souffle quelques instants comme un bœuf. Ca y est, le bateau se décolle de la berge. C’est tout un savoir faire, et les trompettes du roi Soleil célèbrent la levée de l’ancre dans une gerbe de perles d’eau.
Novembre navigue à présent, cela glisse tout seul, pareil à un cauchemar merveilleux. A l’approche du pont, le mât effectue sa révérence, tandis que le chaland, cap sur Nantes, s’apprête à quitter Cosne sous les applaudissements de quelques ombres, très probablement des lavandières, agenouillées dans leur cabasson avec une auréole de résignation. Odeurs de lessive, envies d’esquive. Et tout ce flux autour lui donne envie de pleurer de bonheur. Il ne souvient pas d’avoir éprouvé pareille émotion. Quatre-vingt ans qu’il attend ce moment. Il pensait, à tort, que la vie n’était plus qu’un vaste enfer tranquille. Quelque chose qui n’était plus fait pour lui, un continent hostile, peuplé de blouses blanches sans visage. Avec des ombres armées de seringues et de camisoles. Et voilà que soudain, derrière le rideau de scène, dans les coulisses du cœur, s’ouvre une écluse de lumière.
Je suis d’une race qui n’existe plus, sinon dans les mémoires, dans le requiem du fleuve, se dit Novembre. Je suis ce marinier ressuscité, ce protégé de Saint-Aré, né à Nevers. Je suis de cette espèce tombée en désuétude qui peut encore attirer l’attention des fantômes. Un homme échappé de l’Histoire.
Et dans le vacarme du fleuve, au cœur du bouillonnement frénétique du remous, Novembre n’a qu’un cri vibrant de sincérité, une exultation : je suis un chiedansliau !
Cela résonne comme dans une cathédrale, provoquant une cascade d’échos.
Sur son épaule, Paco, son perroquet métallique pourvu d’une clé mécanique, répète après lui, autant de fois que possible jusqu’à épuisement, « Chiedansliau ! Chidansliau ! »
Paco, (cadeau de son arrière-arrière petit fils) c’est le druide du marinier, celui qui fabrique du rêve, de la légende, de la force intérieure. Novembre pense l’avoir trouvé à Nevers, dans une fosse commune, blessé, rouillé. Il n’en est pas sûr, mais enfin, personne n’est parfait. En tous cas, il l’a réparé, huilé, lui a rendu vie, et surtout, lui a enseigné les principes de la marine de Loire. L’oiseau, dans un petit cliquetis de boite à musique, d’une voix surnaturelle et rassurante, a accepté d’être son co-équipier.
L’homme et l’oiseau ne se quittent plus. C’est depuis le début une aventure à deux, dans le ventre des nuits, longues comme des affreux dimanches.
Toujours cette ébullition aquatique autour de lui, faite de vapeur et d’encens parfum Marine avec effet relaxant. Et Paco soliloque. Il ne cesse de provoquer l’ébahissement du marinier avec le récit de ses aventures passées. Oui, cet oiseau a connu la barbarie du moyen âge, les fastes de la Restauration, il a écouté les homélies de Saint Nicolas -sermons à l’usage des mariniers- et déclenché, par la robustesse de son langage, l’effroi des sœurs carmélites. Cela, c’était encore durant le silence des insomnies, pour tenir hors de l’eau la tête du marinier, pour lui faire oublier les pilules qui ne germaient pas. Et surtout, pour lui montrer, derrière les échelles de crue, une terre de réconciliation. Un lit de pardon, sur un plancher de sapine. Des nuits entières Novembre a piloté cet engin éphémère qui descendait le fleuve, avec Paco perché sur la proue, radotant ses épopées.
Mais maintenant c’est du sérieux. Il est aux commandes d’une véritable gabarre qu’il conduit en s’aidant habilement d’un bâton de quartier. Les mots tournoient dans l’espace confiné de son imaginaire. Ses membres retrouvent une énergie qu’il pensait enterrée. Ouh là, ça tangue ! Ses pieds dansent la savonnette. Parfois la tempête devient aussi épaisse qu’un rideau de douche, et Novembre, chavirant dans l’eau, boit alors plusieurs tasses avant de remonter bravement à la surface.
Une nuit, il a passé son brevet de sauveteur, assis sur son lit, en tenant son oreiller comme une bouée qu’il a lancée contre la porte capitonnée qui appelait au secours. Depuis, il n’a plus peur de cette abondance de flotte, c’est comme qui dirait son futur élément naturel. Au loin l’appel du siphon lui fait tendre l’oreille. Tiens bon, Novembre. Souviens-toi, même si tu ne te rappelles de rien.

Mais il n’est pas aisé de quitter Cosne. La Loire ne se laisse pas dompter. C’est elle qui dirige, qui orchestre la navigation. C’est elle qui a toujours le dernier mot, même devant l’intarissable Paco, le bavard de Nevers, ce môme vert de gris, versatile. Grivois, vert, très vert. La Loire, se dit le marinier, est une femme qui a eu son lot d’aventures. Elle les connaît trop, les hommes, des saoulards, des enfants qui ont grandi trop vite.
Novembre n’était pas en reste. Mais il a évolué depuis. Il y a quatre-vingt ans, il n’était pas tout à fait comme aujourd’hui. Il était moins ridé, il n’avait pas encore pris le temps de réfléchir. A son époque, le monde des mariniers semblait, par certains aspects, toujours marié avec le moyen-âge. Il y avait la Loire, et sur les berges, les lavandières. Il fallut attendre 1944 pour qu’elles aient le droit de vote. Libres. Libres avec leur âme, libres avec leur corps… Attention, Novembre, ce n’est pas le moment de revisiter l’histoire, ça glisse présentement ! Mais en bon baliseur, Novembre sait éviter les écueils d’un fleuve imprévisible. Il y a ci et là des perches plantées dans le lit, guidant la navigation pour empêcher le fond de la gabarre de s’enliser dans le sable. Cela ressemble étrangement à une serviette éponge imbibée, bloquant l’avancée de la manœuvre. Une sorte de coupe-feu à l’Ouverture du Water-Music de Haendel au sommet de sa crue.

Novembre y va les yeux fermés, le Dieu des tireurs de sable veille sur lui. La route s’ouvre dans un soupir de voile.
Un jour, Nantes ne sera plus très loin. Le Bec d’ Allier ne sera plus un obstacle à contourner. C’est ce que disaient les gens autrefois, lorsque des rails de chemin de fer ont mordu la terre et que le train s’est imposé, hautain, du haut de sa vitesse. La Loire a baissé les yeux, mais ce sont les mariniers qui ont pleuré de désespoir. Et le chant des gabarres s’est tu. Novembre avait vingt ans. L’âge du gros chagrin d’amour.
Novembre a un mal fou à se rappeler ce qu’il a fait la veille ; parfois il oublie son nom, se perd dans les couloirs, s’endort dans l’ascenseur, mais le métier, ça non, ça reste imprimé dans son cortex cérébral. Aussi clair que le présent. Cela devient même de plus en plus limpide, comme si le temps n’avait jamais passé. Comme si rien n’avait bougé.
J’ai retrouvé l’âme de mes vingt ans, se dit-il. C’est ça qu’ils appellent Alzheimer ? Ce n’est pas une maladie alors, mais une bénédiction du ciel.
Je suis, tu seras, il est, marinier. Comme d’autres choisissent de se transformer en décrocheur d’étoiles. Il a trop navigué dans sa tête pour arrêter maintenant. Et il tient bon.
A Cosne, il cherche la brise mais c’est l’eau qui riposte dans la moiteur d’un crépitement incessant, sonore comme un tuba. Ses bras s’agitent dans une sorte d’affolement apocalyptique. Il s’essouffle. Les montagnes de Sancerre se détachent en crayonné dans le ciel brumeux, pareil au cadre d’un plafond ruisselant. Quelle brume soudain sur la Loire ! Un véritable hammam.

Et si la faim venait, ou seulement le désir de rapporter du poisson ? Trible et nasse sont à sa disposition pour mener à bien sa pêche, et un simple effort d’imagination suffit pour transformer la gabarre en toue cabané, histoire d’attraper la friture dans les règles de l’art. L’art du marinier consiste à séduire la Loire pour obtenir ce qu’il désire. Mais ça ne mord pas pour autant ! Novembre tente avec la main, tel un braconnier, une lampe sur le front, dans le noir sidéral d’une eau dévastatrice.
Cela va trop vite soudain, la gabarre est prisonnière des remous. Dans la nuit, Novembre ne parvient plus à distinguer le bateau de la surface de l’eau. Tout se mélange. La crue du siècle ! Il a vécu la même en 1936. La roue de l’Inexplosible tourne et se répète ! Le Nohain en rajoute une couche ! Instabilité hydraulique !
Epuisé par l’équipée dantesque, Novembre finit par baisser les bras et choisit de jeter l’ancre par-dessus bord. Paco ne parle plus, lui aussi est arrivé en fin de course et, se remplissant de liquide, coule lentement, inexorablement. Novembre est trop vieux pour tenir plus longtemps et il tremble comme la branche d’un arbre nu. Ses jambes n’ont plus la résistance de sa tête. Il est le doyen ici, une sorte de Poilu de la Loire.
Lorsque surgit la baleine de Loire, énorme, venue du Danube, dont le facies gluant se hisse hors de l’eau, Novembre voit les étoiles. Le silure percute la coque de la toue, une première fois, puis s’éloigne pour revenir à nouveau avec l’obstination d’un bélier, gueule grande ouverte.
Mourir sur la Loire, c’était une sorte de rêve, un projet sérieux, dans la cabane d’une gabarre. Dans l’exercice de ses fonctions, aux prises avec la furie des éléments.
Novembre entend des coups de canon au loin, au moment où il bascule par-dessus bord, trouvant dans l’instant un étrange silence blanchâtre. Comme une musique venant du fond du fleuve, ensablée, molle comme une contrebasse alanguie, glissant vers l’au-delà.
On cogne toujours contre le mur. Mais Novembre n’entend ni ne voit la porte de sa salle de bain s’ouvrir. Non, il est mort dans sa baignoire, en caleçon, dans un optimiste naufrage.

Quelqu’un ferme aussitôt les robinets. L’étage est inondé. Sacrée crue, bon sang, comme en 1946.


FIN

2 commentaires:

  1. Retraite à La Charité enrichissante et… inspiratrice.
    Je reconnais, c’est « Flotte sur un lit de toue-toue », une inspiration du génial roman du brillant Ken Kesey.
    Merci amis Bénédictins, j’adore (les sushis de silure) !

    Et son frère Décembre, né le 6 comme il se doit… ?

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  2. Vraiment super, j'espère que la Charité,la Loire t'inspirera dans un prochain bouquin, bise..........Lydie

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