vendredi 13 mars 2009

En voiture Simone.

L’INVENTION DE LA VERITE



1/

Elle avait décidé que c’était son anniversaire. Quatre vingt-dix ans, cela faisait neuf carottes bio, aux mèches maculées de terre, plantées dans un cake aux fruits. Marguerite essaya en vain de les allumer et se brûla les doigts avec le briquet en surchauffe. Elle pesta contre le maraîcher. Au prix où étaient les bougies bio, elles ne s’allumaient même pas ! Voilà, la fête était ratée. C’était la faute de ces gens qui font pousser des carottes n’importe comment.
Marguerite se coupa une part de gâteau et le désagrégea lentement. Une bouchée après l’autre, arrosée d’une tisane. La radio ronronnait. Un pianiste italien jouait Chopin. Nocturne N°2, en Mib majeur.
Hier encore, elle avait trouvé un chat mort devant sa porte. Elle ne comprenait pas pourquoi on abandonnait des bêtes crevées sur son paillasson. Tous les jours elle recueillait un chat transformé en ange. Récemment, un jeune homme lui avait proposé de lui racheter son appartement. Marguerite lui avait offert une tasse de thé. Vendre son appartement ? Elle avait marqué un temps de réflexion et le garçon lui avait demandé de réfléchir.
Elle avait essayé de s’imaginer ailleurs, peut-être dans le sud. Mais elle ne connaissait personne dans le sud. Ici, à Lille, elle avait ses repères, son boucher, sa pharmacie. Et madame Jeanlain, veuve elle aussi, qui n’habitait pas loin, et qui avait besoin de quelqu’un parfois pour lui tenir compagnie.
Il était midi. L’heure de se coucher. S’arrêtant devant la photo d’un homme qui trônait sur le buffet, elle chuchota :
- Bonne nuit, mon petit.




2/

Hippolyte quitta son hôtel à 7h50, les yeux encore collés. Sa nuit avait été le théâtre de cauchemars. C’est le trac, diagnostiquaient ses parents, connaisseurs en la matière. Après avoir traversé la Grand Place et plongé dans la vieille ville, il distingua les grilles à festonnage plantées le long du canal.
Dans le brouillard matinal, les élèves s’animaient comme des silhouettes crayonnées. Hippolyte emboita le pas à un groupe qui franchissait le seuil de l’établissement. Le directeur, en faction devant le portail, vint le saluer en personne, et le garçon sentit qu’il devenait le point de mire des regards et des interrogations : Qui était-il et d’où venait-il, en ce retour des vacances de Pâques ?
La minute tant redoutée carillonna à 8h05, au moment de se dévêtir avant d’entrer en classe. Lorsque Hip souleva son bonnet tricoté, un silence gêné se densifia autour de lui.
Normal, en plus d’être nouveau, il était chauve. Son crâne brillait comme du marbre. Sans attendre, il expliqua, debout devant le tableau, qu’il avait perdu tous ses cheveux à la suite d’une maladie infantile, puis ajouta :
- Vous pouvez m’appeler le chauve, crâne d’œuf, déplumé, Barthez, ou Kojak, j’ai l’habitude. Mais je vous rassure, ce n’est pas contagieux.
La classe se fendit de rire mais la prof parut mal à l’aise. Hip remit son bonnet.
Voilà, c’était fait, c’était dit. A lui de s’intégrer, d’aller au devant des résistances, d’exister plus fortement que les autres, de s’imposer en douceur.
A la récréation, il mangea un pain au chocolat, seul au milieu de cette immense cour goudronnée ponctuée d’arbres en fleurs.

A seize heures, il quitta le collège en compagnie d’une jeune fille vêtue d’un ciré jaune, Sophia. A hauteur de la Grand Place, elle lui demanda :
- Tu habites où ? demanda-t-elle.
- Là-bas, répondit Hip, en désignant un hôtel 5 étoiles. Si tu veux, je te montre ma chambre.
Mais une fois devant le Palace, Sophia continua sa route.
- Salut.
- Salut.
Hip la regarda s’éloigner, puis il pénétra dans le hall et appela un ascenseur.

***

Il occupait la suite 515, comprenant une double, une single, salon, salle de bains, et cuisine équipée. Internet compris et Tv câblée.
Hip se jeta sur le lit en callant deux oreillers derrière sa nuque, et débuta une séance de zapping. Fin d’après-midi, l’heure creuse dans les programmes. Le garçon se contenta d’un documentaire animalier qui racontait l’évolution des reptiles à travers les siècles. Hip somnolait lorsque des voix, en provenance de la pièce voisine, le réveillèrent. Il était dix-huit heures.
Le garçon se leva et rejoignit ses parents dans le salon.
- Hippolyte, mon chéri ! s’écria Delphine. Comment s’est passée cette première journée au collège ?
- Comme d’hab, répondit sobrement le garçon.
- Des belles filles dans ta classe ? demanda Nicolas, son père.
- Et vous ? reprit le garçon, les répétitions se passent bien ?
- Nous avons le premier filage ce soir, soupira sa mère. Et nous sommes loin d’être au point.
- Tu es une Tosca formidable, ma chérie, la rassura Nicolas. Tout va très bien se passer !
Le père décocha un clin d’œil entendu à son fils. Delphine était une inquiète congénitale. Mais une fois sur scène, frappée par la grâce, elle sublimait tous ses rôles.
- Hippolyte, reprit-elle, au lieu de ricaner bêtement, sais-tu au moins qui est Tosca ?
Le garçon se crispa. Quand il était petit, sa mère lui racontait toujours l’histoire des opéras qu’elle chantait. C’était devenu une habitude que le garçon aurait bien souhaité suspendre.
- Viens, dit-elle en le prenant par la main, je vais te raconter Tosca.
Hip se laissa conduire dans sa chambre sans opposer de résistance. Quoiqu’il en dise, ce n’était pas si désagréable. Sa mère lui chantait certains des airs mezzo voce, en italien, puis reprenait le déroulement de l’action en français, comme le faisaient les sur-titrages aujourd’hui présents dans toutes les maisons d’opéra.

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